Je suis né TITANIC; un beau et fier vaisseau, une flèche noire posée sur
l'Atlantique. Un funeste destin m'a, dès l'aube, assailli. A croire que, dans mon berceau de Belfast, une sinistre sorcière jeta sous ma quille une poignée de poudre porte malheur. Ma marraine dût être Circé.
Lors de mon premier voyage, un officier de marine, un ahuri obéissant à ses
émotions plus qu'à son savoir, donna un coup d'accélérateur, percutant de plein
fouet un iceberg ayant eu l'idée de dresser sa crête par temps de
brouillard !
Tenter de le contourner eût été une folie, dira le présomptueux
: ma coque eût raclé l'iceberg et déchiré mon côté ; libérant
l'eau de l'Atlantique dans mes compartiments !
Il eut été plus raisonnable de plaider le risque de chute de météorite ou d'une attaque de pingouins. L'homme fit bien rire. Il y perdit sa chemise en frais d'avocats, sa réputation de
marin... L'histoire ne dit pas quel fut son destin.
Arrivé au port de New-York, la face abîmée du plus grand paquebot
du Monde s'étala à toutes les unes. Le "Brise-glace" devint, par dérision, mon surnom. Et
l'expression "on the titanic" signifie encore "avec des glaçons", dans le
language commun. Quelle tristesse ! Je penserai longtemps à tous ses malheureux, fiers d'avoir fait la première traversée du Titanic, et ayant passé leurs derniers jours en gilet de sauvetage ! Le ridicule ne tue pas, il saborde.
Dès lors, je devins une forme de navire non point maudit, mais pire, clownesque : la presse se nourrissait avec gourmandise de la moindre de mes avaries. A mon voyage retour, une voie d'eau maligne noya la soute à courrier ! Edward Smith, mon commandant, en mourut du coeur. Triste dernier voyage pour un grand marin qui devait prendre sa retraite sitôt le pied posé à terre.
Ce cirque flottant n'attirait plus les milliardaires. Mon propriétaire, la « White Star », se navrant de ma rentabilité, me transforma, en 1914, en bateau à soldats, en 1920 en soute pour émigrants d'Europe centrale; wagon à bestiaux pour besogneux ! Casser les prix des voyages d'émigrants devint la solution, mais payer un voyage en marks de l'Allemagne d'après-guerre...
La salle à manger de troisième classe fut même longtemps décorée d'une croûte d'un peintre autrichien, ayant ainsi acquité son passage d'une Allemagne, dont il se désespérait, à l'Amérique.
Je n'ai gardé de son souvenir que ses initiales "AH"; "AH" : un océan d'anonymat. Pauvre "AH", que n'aurais-je du te laisser chez toi. « Le maudit » vous dis-je.
Dans les années 40, je me pris à rêver d'un cimetière marin. Ma vieille coque se fissurait. Je trainais ma carcasse sur l'Atlantique. Racheté par une société américaine, je devins, le 7 décembre 1941, le « Pearl Harbour » du nom d'une ville hawaïenne. J'espérais qu'une guerre éclatât. Qu'une opportune torpille m'envoie au fond de l'océan. Mais en décembre 1941,